Ce qui est médiatisé n'est pas forcément le plus important
Lerinda & Lynn

Lynn avançait tranquillement dans le couloir menant au bureau de la guérisseuse en chef. Son regard allait ici et là, mais ne s'arrêtait pas vraiment. Elle affichait un large sourire et adressait ses salutations aux personnes qu'elle croisait. Certains lui répondaient, d'autres semblaient trop pressés pour ne serait-ce que faire attention à elle. Elle n'y prêtait pas réellement attention. Ce qui l'intéressait réellement   était le rendez-vous de prévu avec Lerinda Daneels. L'hôpital Sainte Ygraine était souvent nommé dans la presse. Parfois on y mentionnait même sa directrice, mais jamais on n'avait pu obtenir une interview de cette femme. Bientôt, Lynn Rosebury changerait cet état de fait...

Lorsqu'elle parvint devant la secrétaire, celle-ci semblait l'attendre.  Elle portait sur elle un regard appuyé. Il fallait dire que la journaliste ne sortait jamais sans une paire de chaussures à talons et celles-ci claquaient sur le sol. Elle ne passait pas réellement inaperçue. Et si la secrétaire ne fit aucun commentaire sur le sujet, son regard suffisait à exprimer son point de vue. « Bonjour, je suis Lynn Rosebury. J'ai rendez-vous avec Madame Daneels. » Se présenta-t-elle d'une voix douce. La secrétaire s'excusa, lui demanda d'attendre un instant et parla dans un coquillage. Elle annonça l'arrivée de Lynn à sa patronne. Lynn n'entendit pas la réponse, mais son interlocutrice lui fit savoir qu'elle pouvait entrer. Elle la remercia et se dirigea vers le bureau en fonction des indications de la jeune femme. Arrivée devant la porte sur laquelle était indiqué "Lerinda Daneels", Lynn s'arrêta pour prendre une inspiration et ajuster sa coiffure. Hors de question de ressembler à un as de pique.

Elle toqua alors à la porte et attendit quelques secondes avant qu'on vienne lui ouvrir. Madame Daneels l'accueillit poliment avec un sourire discret, mais visible. Lynn se permit de la détailler quelques instants. Elle portait un uniforme, ce qui eut le don de la surprendre. Elle ne s'était pas attendue à voir une directrice d'hôpital affublée de tels vêtements. Elle supposa que le port de l'uniforme signifiait sûrement qu'elle continuait encore de pratiquer la medicomagie quand elle le pouvait. Ce qui provoqua immédiatement une forme de respect chez Lynn qui en vint à prendre la parole : . « Je suis enchantée de vous rencontrer Madame Daneels. »  C'était vrai. Elle n'avait entendu que de belles choses à son sujet. De la compétence, de la rigueur au travail et du courage. . « Je tiens à vous remercier d'avoir accepté cette interview. Je sais votre temps précieux et c'est un grand honneur pour moi de pouvoir m'entretenir avec vous. » Elle voyait chez cette femme une retenue toute compréhensible et l'expérience de ses très nombreuses années de medicomagie. Elle avait un bon pressentiment...

Ce qui est médiatisé n'est pas forcément le plus important
Lerinda & Lynn

Lynn ne fut pas surprise par l'accueil que lui réservait la guérisseuse en chef. De la retenue, c'était ce qu'elle avait supposé. On ne devait pas souvent déranger cette femme avec des interviews de ce genre. Elle souhaitait cependant détendre l'atmosphère, mais réalisa bien vite que sa première approche n'était pas la bonne. Elle choisit donc une direction différente. Des phrases concises, sans artifices, tout en demeurant polie. Elle décelait bien évidemment un manque de pratique, peut-être de préparation également. Rien de bien méchant toutefois...

Elle s'installa silencieusement, posa son sac à main sans faire le moindre le bruit, croisa les jambes et dessina sur son visage un sourire poli. Elle la regardait, attendant qu'elle ne prononce un mot ou ne lui indique qu'elle était prête à discuter. Quand ce fut fait, Lynn prit alors la parole d'une voix posée et calme :   « Bien. Avant d'entamer les questions, je vous explique comment je mènerai cette interview si vous le permettez. » Elle attendit quelques secondes et regarda son interlocutrice en quête d'un geste d'approbation ou d'un oui. Puis elle poursuivit : « Comme convenu, je ne vous interrogerai que sur votre parcours et vos missions. Nous commencerons par des questions sur vos études, puis nous enchaînerons sur des questions concernant votre métier. Et en fin d'entretien, je vous demanderai les conseils et recommandations que vous donneriez à des futurs étudiants en médicomagie. » Lynn n'avait jamais été friande de des potins et autres informations privées des personnes qu'elle interviewait. Elle n'était pas people non plus au grand dam de certains de ses collaborateurs. Elle laissait ce travail à d'autres.

Ce qu'elle espérait de cet entretien était bien évidemment la rédaction d'un portrait le plus fidèle possible. Et surtout, elle voulait apporter des réponses aux questions de plusieurs de ses lecteurs. Dans le courrier, ils recevaient régulièrement des suggestions, des plaintes, des demandes. Souvent, le métier de médicomage semblait ressortir. Dans cette optique, elle lança sa première question : « Après vos années à l'Atlantide, avez-vous de suite entamé des études en médicomagie ? Quel a été votre parcours scolaire ? » Elle ne cherchait absolument pas à savoir quand elle avait fait son année de découverte. Non, elle voulait savoir si elle avait tenté autre chose avant : la psychomagie, ou les potions, ou tout autre chose. A 18 ans seulement, il arrivait bien évidemment de se tromper. Elle le savait elle-même. Elle avait voulu être psychomage à une époque et sa demande avait été refusée, ce pourquoi elle s'était orientée vers la littérature après son année de découverte, et ensuite le journalisme. Peut-être que la guérisseuse assise en face d'elle avait été dans la même situation qu'elle après tout.

Ce qui est médiatisé n'est pas forcément le plus important
Lerinda & Lynn

 L’article qu’elle écrirait au sujet de Lerinda serait vu et revu et corrigé afin d’améliorer la tournure des phrases et s’assurer qu’elle n’oubliait rien dans cette histoire. La question de la guérisseuse en chef ne paraissait pas particulièrement excessive. Comme beaucoup d’autres personnes, elle voulait certainement conserver un certain contrôle sur son image et les informations qui sortiraient à son sujet. Alors, elle lui adressa un geste de la tête pour lui confirmer que le papier viendrait entre ses mains. « Je vous ferai parvenir l’article par votre secrétaire. Si vous avez des modifications à demander à ce moment, n’hésitez surtout pas. » Elle laissa de côté les phrases additionnelles qui lui venaient à l’esprit comme « je changerais directement » ou « mon but est d’être le plus fidèle possible. » D’une part, la plus âgée le savait déjà. D’autre part, il ne faisait aucun doute que de tels propos les desserviraient toutes les deux. En faire des caisses, rassurer au maximum et apporter mille et unes assurances de son sérieux pouvaient être utiles dans d’autres circonstances, mais pas ici. Pas face à cette femme qui agissait avec maîtrise, retenue et une froideur prudente.


Le cursus était une question toujours basique dans les interviews concernant le métier. Mais elle pouvait toujours s’annoncer excitante. Il n’était pas rare de dériver un peu, de prendre des chemins de traverse pour passer au sujet suivant. Mais Lerinda commença de suite par un « mon parcours n’a rien d’exceptionnel ». Aux yeux d’autres journalistes, cela serait sûrement ennuyeux et agaçant. Pour autant, Lynn savait que le parcours d’un médicomage n’était jamais ordinaire dans le sens où il avait beaucoup d’autres choses à explorer que les choses classiques. « Avez-vous rencontré des difficultés majeures durant vos études de médicomagie ? J’imagine que les études ne sont pas simples et challengent les étudiants de bien des façons. » Elle y croyait sincèrement. La masse de travail, les expériences, les stages… Ses trois années en littérature l’avaient poussé à sortir des sentiers battus. La littérature avait changé en fonction des époques, en fonction des auteurs et des genres littéraires. Ce devait être la même chose dans la médicomagie. Entre les empoisonnements par les plantes et les sortilèges ratés, ce ne devait pas être la même chose.


Elle attendit encore un peu avant de passer à une autre question toujours concernant le cursus et plus précisément les deux années en interne qu’elle avait mentionné dans son récit. « Avez-vous choisi le service dans lequel vous avez été interne ou vous alliez là où on l’on avait besoin de vous ? » C’était important, elle supposait. Sa meilleure amie travaillait avec les enfants par exemple et s’occupait exclusivement d’eux. Peut-être était-ce quelque chose qui comptait à d’autres médicomages comme Lerinda. Elle essayait de savoir ce genre de détails professionnels.

Ce qui est médiatisé n'est pas forcément le plus important
Lerinda & Lynn

Lors d’interviews, Lynn était habituée à rencontrer tout un tas de problèmes plus ou moins faciles à contourner. Elle se retrouvait ici confrontée à une personne qui se contentait d’aller à l’essentiel sans se perdre dans des anecdotes ou prendre des chemins de traverse. Elle répondait oui ou non, et c’était tout. Cela ne fit que renforcer ses premières impressions et elle se « félicita » de ne pas avoir envoyé un tout jeune journaliste qui se serait retrouvé coincé face à ce mur de retenue et prudence. Tout en inclinant la tête, elle nota chaque petit détail tout en écoutant attentivement. Elle essayait de penser à comment rebondir sur ces paroles, mais il fallait reconnaître que son interlocutrice ne lui donnait pas beaucoup de matières. « Oui, ce sont des études exigeantes et intensives. » Reconnut-elle dans un hochement de tête entendu. Elle se fit toutefois la remarque qu’elle aurait pu tout autant lire la brochure de la formation… Alors, elle reprit sur le même ton : « J’imagine que ces difficultés peuvent être différentes d’une personne à l’autre. Quelles ont été les vôtres ? » Elle ne tenta pas de touche d’humour que, avec sa veine, Lerinda trouverait inappropriée.

Les questions étaient simples, mais permettaient cependant d’ouvrir sur des champs plus divers. A la question « avez-vous pu choisir votre service », elle lui répondit basiquement oui sans mentionner le nom de celui-ci. N’importe quel autre humain l’aurait sûrement fait de lui-même. Elle n’avait décidément pas en face d’elle quelqu’un qui laissait exprimer sa passion ou son intérêt pour son métier. Sur le papier, un entretien avec la guérisseuse en chef donnait forcément du gallon à son article. Mais elle s’imaginait déjà la tête de ses lecteurs face à ces réponses très vagues. Elle devait changer de tactique très vite. « Quelle était votre spécialisation de prédilection ? Aviez-vous déjà cette idée dès la première année ? Et si je peux me permettre, quelle a été votre stratégie, tout au long de ces trois années, pour obtenir le service que vous désiriez ? » Elle pensait que les réponses seraient forcément plus précises avec des questions de ce type. Elle n’avait pas envie de fournir un travail d’une banalité sans nom. Ce n’était point le but de cet article et Lerinda devait s’y attendre. Elle avait longuement argumenté durant leurs échanges au sujet des objectifs à atteindre par le biais de cet entretien et le compte rendu de celui-ci. Elle ne pouvait décemment pas se permettre, en tant que rédactrice de l’écho des mers, de s’accommoder d’informations qu’on trouverait partout… Il lui fallait de l’unique, du pertinent, de la plus value. Elle ne doutait pas une seule seconde qu’avec sa longue expérience, Lerinda avait beaucoup à dire. Mais il fallait manifestement plus que gratter la surface. Creuser à coup de pelle serait sans nul doute nécessaire dans ce coup-là.